Pas de secrétaire, pas de soins : la réalité brute de la médecine libérale
Burn-out, perte de temps, qualité des soins en baisse : l’absence de secrétariat aggrave la crise dans les cabinets. Quelles alternatives concrètes ?

Près d’un médecin généraliste sur deux exerce sans secrétariat. Pour les professionnels de santé, comprendre ce chiffre n’est pas anecdotique : il révèle une dégradation des conditions de travail qui impacte directement l’efficacité, la qualité des soins et l’attractivité du métier.
Une surcharge administrative qui dépasse le seuil critique
En 2022, seuls 51% des médecins généralistes bénéficient d’un secrétariat physique. Cette proportion chute à 24% pour ceux qui exercent seuls, contre 65% en exercice collectif. Concrètement, cela signifie que près de 44% des médecins assurent eux-mêmes la gestion administrative : prises de rendez-vous, gestion des dossiers, tâches réglementaires.
Cette charge n’est pas neutre. 65% des médecins et 62% des infirmiers déclarent être les plus touchés par cette surcharge administrative, notamment en libéral. Le lien avec la santé mentale est documenté : 58% des médecins disent avoir été affectés par des troubles comme le burn-out, la dépression ou des pensées suicidaires.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes :
- En 2022, seuls 51 % des généralistes disposent d’un secrétariat physique. Ce chiffre tombe à 24 % pour ceux exerçant seuls, contre 65 % en groupe pluriprofessionnel.
- 96 % des soignants en France ressentent une fatigue intense au travail, et 94 % affirmaient dès 2022 que cela impactait la qualité des soins.
- Les médecins libéraux sont particulièrement touchés : 58 % déclarent avoir souffert de dépression, burn-out ou idées suicidaires.
- En moyenne, un soignant travaille 40,4 heures par semaine, bien au-delà des 35 heures réglementaires.
- La densité des généralistes a baissé de 5 % entre 2011 et 2022, avec 126 médecins pour 100 000 habitants.
- Seuls 54 % des médecins estiment leur équilibre vie pro/vie perso satisfaisant.
- Ce qui était un “ressenti” devient un signal faible devenu cri d’alarme : la surcharge administrative n’est plus un symptôme, mais un facteur aggravant de la crise sanitaire française.
Quand le médecin devient son propre assistant
L’évolution du modèle d’exercice – plus de médecins travaillant seuls, moins de ressources humaines partagées – accentue l’isolement administratif des praticiens. Et cette dynamique ne s’inverse pas : les tâches réglementaires s’alourdissent (certificats, codages, déclarations), sans que les outils numériques ne comblent le vide laissé par le manque de secrétariat.
Le tout dans un contexte où la numérisation mal pensée devient une charge de plus : multiplication des logiciels, doublons de saisie, interfaces peu ergonomiques, interopérabilité absente… Autant d’éléments qui transforment l’outil en obstacle.
L’isolement organisationnel, un facteur de mal-être
Le constat se répète dans tous les territoires : à force de jongler entre appels patients, ordonnances à renouveler, certificats scolaires et relances de la CPAM, une part croissante de médecins libéraux passent autant de temps à gérer qu’à soigner.
« Une consultation sur deux est polluée par des tâches qui n’ont rien de médical. » – Médecin généraliste, 52 ans, cabinet en zone semi-rurale
Les chiffres officiels parlent de 20 à 30 % de temps non clinique, mais beaucoup de praticiens estiment qu’en réalité, leurs journées sont devenues un millefeuille d’interruptions. Une tâche administrative chasse l’autre. Résultat : les consultations s’enchaînent dans un contexte de fatigue cognitive continue, sans temps de respiration pour prendre du recul, coordonner les parcours ou anticiper les cas complexes.
Cette surcharge pèse directement sur la santé mentale des soignants : burn-out, irritabilité, sentiment d’inefficacité, voire perte de sens. Dans une enquête récente, 58 % des médecins déclaraient avoir déjà traversé un épisode de dépression ou de détresse psychique, souvent lié à l’isolement professionnel. L’installation libérale, autrefois synonyme d’indépendance, devient pour beaucoup un piège : trop de contraintes, pas assez de soutien. Conséquence directe : les jeunes générations plébiscitent l’exercice collectif ou salarié, laissant les cabinets isolés se vider lentement.
Des impacts concrets sur les soins et les patients
Dans les zones où l’offre médicale est déjà fragile, l’absence de secrétariat transforme le médecin en bouchon administratif du parcours de soins. Chaque appel non pris, chaque mail non traité à temps peut faire dérailler un suivi patient, reporter un traitement, ou bloquer un acte de prévention. C’est toute la chaîne de coordination qui se grippe, en particulier pour les malades chroniques.
Les maisons de santé, quand elles existent, apportent un début de réponse. Mais pour les cabinets isolés – encore nombreux – la charge s’alourdit sans perspective de délestage. Certains praticiens ferment leur standard sur les heures de consultation, d’autres font le tri entre les mails urgents et les relances inutiles, souvent au détriment de la continuité des soins.
Pour les patients, cela se traduit par une dégradation tangible de l’accès aux soins :
- Délais de rendez-vous allongés
- Téléphones saturés
- Réponses administratives en retard
- Moins de temps en consultation pour expliquer, rassurer, prévenir
Et quand la relation médecin-patient devient secondaire au profit de la gestion de flux, la confiance s’effrite. Un médecin qui regarde son agenda entre deux clics de télétransmission n’a plus les moyens d’exercer pleinement son rôle de soignant.
Alléger la charge : trois solutions concrètes testées sur le terrain
La tentation est grande de répondre à la surcharge administrative par une couche de tech en plus. Mais pour les professionnels de santé, ce n’est ni un problème de logiciel, ni une question de gadget. C’est une bataille quotidienne pour réorganiser leur temps utile. Et aujourd’hui, trois pistes concrètes émergent — encore trop timidement.
Repenser le secrétariat médical… sous une autre forme
Dans les cabinets isolés, l’absence de secrétariat est devenue la norme. Et pourtant, chaque minute passée à décrocher le téléphone est une minute de moins pour soigner.
Les maisons de santé, elles, ont fait leur preuve : en mutualisant les secrétaires, elles permettent aux médecins de déléguer les tâches non cliniques, de mieux coordonner les soins et de se recentrer sur la médecine. Résultat : plus de fluidité dans les parcours, moins de stress en consultation, et une meilleure qualité perçue côté patient.
Certaines URPS l’ont bien compris : elles soutiennent des dispositifs de secrétariat partagé entre professionnels d’un même territoire. Une forme de “mutualisation low-tech” qui, faute de mieux, pourrait devenir un pilier des soins primaires dans les zones à faible densité médicale.
Automatiser les tâches sans alourdir les flux
Prendre un appel, trier un mail, remplir un CERFA : autant de micro-tâches qui fragmentent les journées des médecins. Plusieurs startups proposent désormais des assistants augmentés par intelligence artificielle, capables de gérer l’agenda, trier les documents entrants ou filtrer les appels selon leur niveau de priorité.
Mais là encore, la promesse se heurte à la réalité du terrain : si l’outil ne s’intègre pas nativement dans le logiciel métier, il devient vite une charge mentale de plus. Et s’il n’est pas pensé avec les soignants, il génère de la défiance.
En clair : la technologie peut aider, à condition de ne pas imposer son propre tempo. Elle doit venir se fondre dans le flux de soin, pas le perturber.
Automatiser intelligemment via l’IA… sans complexifier
L’automatisation a aussi ses atouts : dictée vocale, compte-rendus générés via NLP, remplissage automatique des formulaires… Ces outils existent, mais leur adoption reste lente. Pourquoi ? Parce que beaucoup de médecins n’ont ni le temps ni l’énergie de se former à des systèmes encore instables.
Il faudra plus que des promesses marketing pour convaincre : des preuves terrain, des intégrations fluides, et surtout une logique d’équipement pensée pour libérer, pas surcharger.
L’enjeu n’est pas technologique, il est organisationnel
La démographie médicale baisse. La paperasse augmente. Les attentes des patients explosent. Ce triple mur est là, à quelques années à peine.
Mais plusieurs expérimentations locales laissent entrevoir un autre scénario. À Marseille, une CPTS teste un secrétariat intercommunal mobile. En Bretagne, une association de généralistes s’est dotée d’un assistant partagé — salarié par la structure, piloté en commun.
Ces projets ne font pas la une, mais ils marchent. Et surtout, ils prouvent qu’on peut récupérer jusqu’à 30 % de temps médical, sans attendre un grand plan national ou une réforme d’envergure.
Ce qu’il manque ? Une vision. Et la volonté de faire de l’organisation du travail médical une priorité stratégique pour les années à venir. Parce qu’un médecin qui consacre 2h par jour à de l’administratif, ce n’est pas un médecin sous-équipé : c’est un système de santé mal organisé.